Moment d’égarement entre deux langues
(et un fromage)
Les exemples d’erreurs de traduction (automatique), souvent très amusants, vont bon train sur internet et on m’a récemment montré la photo de l’étiquette suivante, assortie du commentaire « This cheese is much more confident in French than in English » :
Je m’attendais à rire autant que mon amie anglophone, mais même après avoir lu l’étiquette plusieurs fois, impossible de saisir la différence de traduction qui lui semblait pourtant à la fois si évidente et si drôle. Assez frustrant quand vous êtes censée être l’experte en traduction (et en fromage).
Il a donc fallu passer par une courte période d’affinage de la question pour qu’une compréhension mutuelle puisse finalement arriver à maturation…
D’abord, se rendre compte que la traduction littérale de “sans doute” par “without doubt” peut sembler transparente, ce qui donnerait à ce cheddar, en anglais, la certitude absolue de sa domination culinaire sur le monde (et irait dans le sens de l’amour bien connu des Français.es pour ce produit laitier).
Ensuite, réaliser que cette expression contrasterait ainsi beaucoup avec la version anglaise très hésitante de “it might just be the best” (et on aurait un bel exemple d’une de ces formules euphémistiques chères aux Britanniques).
Finalement, accepter de voir ces considérations culturelles perdre de leur saveur lorsque l’on découvre en bas à droite que ce fromage “skouik-skouik”(1) est en fait produit au Canada ! Et si, de notre côté de l’Atlantique, les Québécois ne sont pas particulièrement connus pour leurs fromages, la traduction de l’anglais vers le français est quant à elle, sans aucun doute, l’une de leurs spécialités locales.
Car si “sans aucun doute” peut bien se traduire par “without (any) doubt”, la simple expression “sans doute” introduit paradoxalement un doute en français, contrairement à sa traduction littérale anglaise. Une différence qui s’explique par l’évolution historique de l’expression, qui, à force d’être utilisée pour renforcer un propos a fini par produire l’effet inverse(2).
De cette façon, sans doute « voit à partir du XVIIIème siècle sa valeur sémantique s’affaiblir, se trouvant progressivement relayé dans son sens de certitude absolue par sans aucun doute et sans nul doute »(3).
“Sans doute” traduit donc bien la nuance exprimée par “it might just be”. Une petite expression qui vient ainsi saler encore un peu la longue liste de faux amis anglais/français et une traduction canadienne savoureuse à partager » sans modération (pour le fromage, je ne peux hélas pas me prononcer !).*
*Entre temps, l’auteure du “gazouillis” m’a répondu que « [she is] happy to report that, surprisingly enough, it was indeed excellent cheese. »
(1) « Au Québec, le cheddar doux en grain est familièrement appelé fromage “skouik-skouik” à cause du bruit causé par son frottement contre l’émail des dents lors de la mastication initiale. » Article de Wikipedia.
(2) « utiliser sans doute […] pour renforcer son propos peut avoir pour effet paradoxal d’affaiblir celui-ci, car le fait d’ajouter une modalisation, quand bien même pour exprimer une adhésion pleine et entière à la proposition en jeu, ouvre indirectement la voie à une possible discussion sur le statut de cette proposition. » Autrement dit, « le locuteur s’attend à des réserves de la part de son interlocuteur ». Sans doute et probablement : des synonymes ? Anouch Bourmayan et Fumitake Ashino, Journal of French Language Studies (2021), 31, p. 367 (consulté en ligne le 11/03/2022)
(3) Ibid.