Francophone book in focus – Boussole by Mathias Énard

Quand j’ai ouvert Boussole de Mathias Énard, je n’avais aucune idée de ce à quoi m’attendre. Je l’avais téléchargé des mois auparavant et j’avais oublié pourquoi et comment je l’avais choisi. Je l’ouvrais par hasard. Si je l’avais téléchargé, c’est qu’il y avait une raison.

Dès la troisième page, j’ai dû poser le livre et consulter Internet pour écouter la musique décrite par Franz, le héros du roman. J’ai continué ma lecture en compagnie de Shahram Nazeri, chanteur kurde iranien, « d’une simplicité magique, mystique, cette architecture de percussions qui soutient la pulsation lente du chant, le rythme lointain de l’extase à atteindre, un zikr hypnotique qui vous colle à l’oreille et vous accompagne des heures durant. »

J’ai encore souligné des dizaines et des dizaines de passages, soit pour leur beauté, soit pour leur érudition, avec l’intention de faire des recherches plus tard sur tous ces voyageurs fous, ces musiciens, ces auteurs qu’Énard nous fait découvrir. C’est ainsi que Félicien David fait désormais partie de ma vie, avec son Désert, ode-symphonie de 1844 — Félicien David, « premier grand musicien oriental, oublié comme tous ceux qui se sont consacrés corps et âme aux liens entre l’Est et l’Ouest. »

Voilà exactement à qui Boussole est dédié : aux artistes et chercheurs passionnés, déterminés à montrer au monde que l’Est et l’Ouest ne font qu’un ; que si nous sommes ce que nous sommes aujourd’hui, c’est parce que les deux cultures se sont épousées inextricablement. Les pages brillent comme mille facettes d’un seul diamant, mille preuves de l’unicité des civilisations et de l’absurdité de croire que nous sommes divisés.

C’est un livre inoubliable, le genre de livre « couche sur couche » qui me fascine et me comble pleinement. Je me suis éprise de tous les personnages — fictifs et non fictifs — qui foisonnent au fil des 480 pages. Je me suis perdue dans des mises en abyme, des histoires dans les histoires, où un fil rouge nous retient toujours en haleine. C’est un livre qui parcourt les quatre coins du monde et du temps, sans jamais perdre son cap.

Le roman condense en une seule nuit d’insomnie une vingtaine d’années de la vie de Franz, un musicologue orientaliste austro-français, un homme timide qui écoute la musique mais ne la joue pas. La boussole en question, c’est celle que lui a offerte son étoile fixe : Sarah, une collègue orientaliste remarquable par son intelligence, sa vivacité et sa beauté. Cette boussole a la particularité de montrer l’Est, et non le Nord. L’Est, vers lequel Franz, Sarah, et tous les autres personnages dont nous faisons la connaissance tout au long du roman, se tournent avec exaltation, joie et tourmente.

Mathias Énard a étudié à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Il parle arabe et persan, est marié à une traductrice arabe, et a vécu au Moyen-Orient. Il sait de quoi il parle quand il nous emmène de Vienne à Sarawak, en passant par la Syrie, l’Iran et Istanbul.

Ma famille est d’Istanbul. J’y vais chaque année et je connais bien cette ville. Mais c’est grâce à Franz que j’ai découvert Hasköy, un ancien quartier juif sur la Corne d’Or. Même si je n’ai pas eu la chance de rencontrer le vieux juif qui fait visiter les synagogues et le cimetière au musicologue fictif, j’y ai rencontré une nonne chrétienne orthodoxe roumaine, qui m’a ouvert les portes de son église. Nous avons discuté en turc de l’histoire ottomane, des villages roumains et d’une sainte originaire de Brousse. Ce fut une rencontre touchante.

Comme dirait Sarah, « il y a toujours de l’autre en soi. »

Mathias Énard aura contribué à ma richesse culturelle de plus d’une manière. Ce livre a bien mérité son Goncourt 2015.

Başak Balkan

Scroll to Top