Yves Le Juen

Bonjour Yves, tu te présentes ?

Je suis originaire de Paris, mais issu d’une famille qui avait un peu la bougeotte (père souvent en mission), ce qui fait que j’ai vu pas mal de lieux et rencontré diverses cultures avant même mes 10 ans. Cela explique aussi, en partie, comment je suis devenu interprète et traducteur, c’était un trait familial ! Vieilles dames russes pour voisines, copains de classe Jesús (Espagne) et Mo (Tunisie) et avant 1961, haut volume d’Américains. Paris : creuset culturel et Tour-de-Babel-sur-Seine.

Pourquoi l’interprétation ?

Comme je viens de le suggérer, ce fut une activité même avant que je connaisse le mot « interprète » – un travail de liaison interpersonnelle plus ou moins quotidien. Pour bien nous ennuyer, mes parents s’étaient mis à prononcer, outre l’anglais, quelques mots d’allemand quand il fallait nous dissimuler certains messages (visites d’adultes désagréables, Tetanusimpfung et autres piqûres douloureuses, chien mourant… et qui eût pu deviner leur Hundkaputt ?). Arrivé en fac bien plus tard, les quelques phrases de russe apprises aux mamies émigrées du quartier ont attiré de nombreux curieux, car, m’a-t-on fait savoir, cela ne se disait plus comme cela depuis… au moins 1882. Après la fac, je me suis retrouvé, intérimaire fauché, dans une agence de traduction, coincé entre deux télex (entrant, sortant) à faire des traductions-éclair, serpentins de bande-défilante jusqu’au cou et confettis plein les cheveux. De temps en temps on me libérait en mission, ne fût-ce que pour traduire dans un bidule les sages paroles d’un guide touristique. Un cabinet de traduction-interprétation m’a ensuite ouvert ses portes. J’ai beaucoup appris sur le tas (notamment, que c’était là ma destinée) sous la houlette de certains, et le martinet d’autres, avant de suivre une formation d’interprète plus solide. Quelques années plus tard, je me retrouvais de nouveau en fac, mais cette fois en tant que professeur de traduction-interprétation. Ayant fait une tournée dans les grandes instances (UE, OTAN, diverses autres) dans l’entre-temps : en cabine, en chuchotage, liaison, relais, retour, et même cheval (interprétation successive vers langues deux et trois, mais dans deux cabines en alternance – nul stress, hein ?) lorsque la basse technologie de l’époque flanchait. Et hop ! Nous voilà maintenant à interpréter en ligne, sur écran.

Et la traduction ?

Je suis toujours traducteur – et heureusement, car les vols et conférences internationaux manquent un peu actuellement, vu le confinement – mais spécialiste de sujets « psy ». Pour l’anecdote : une amie décide de faire un bébé et m’invite (sous menaces diverses) à reprendre son cours du soir pour adultes. C’est simple : je suis francophone dès le berceau donc (merci, Descartes) professeur de français, me confie-t-elle. Cela se passe en Angleterre, où une courte visite s’allonge. Les clients ont la soixantaine et plus ; francophiles acharnés et fervents amateurs de vin rouge, défenseurs ardents de la cédille et du circonflexe, ils se moquent éperdument d’avoir un accent à couper au couteau et de ne rien apprendre par-delà d’un certain niveau. Ils sont bloqués dans leur apprentissage, fêtards, heureux, adorent la Dordoing. L’amie devenue maman se démet : on me rajoute des classes d’élèves plus jeunes, en licence. Certains sont eux aussi bloqués mais là, on me signale qu’ils sont dyslexiques. Hourra ! Sujet de thèse : Ces « blocages » sont-ils similaires ? Doctorat en poche, j’écrirai et traduirai désormais des textes « psy », surtout en psycholinguistique mais aussi en psychanalyse/littérature. Quand je ne suis pas en cabine à interpréter. Voilà.

Depuis quand es-tu membre de l’ITI ?

Si je ne me trompe pas, j’ai postulé fin 1986 et été accepté en 1987. Devenu MITI, et par la suite FITI il y a quelques semaines.

Que fais-tu en dehors de la traduction ?

Je lis beaucoup, surtout en mission dans ces hôtels lointains. J’ai un beau jardinet qui produit de belles grappes de raisins. Pour rester en forme, c’est la natation. Je fais aussi de la Voice-Over (voix off, doublages, interprétation directe en français « dicible » de scénarios, en mi-production, avant le passage aux sous-titres…) donc j’ai souvent des textes à apprendre par cœur (ce dont j’ai l’habitude depuis la maternelle, merci l’Éducation nationale). Ainsi, 1 km à la piscine me permet de faire les deux : me tonifier et entretenir ma mémoire. Pour la lecture, c’est actuellement un retour à Proust : la remontée involontaire en mémoire, les faux souvenirs, l’aperception, une sorte de lanterne magique où se muent les fantômes d’une France visible encore – mais à peine – dans ma tendre enfance. Et je me suis remis à cette prose agréablement truffée de rappels du subjonctif du passé surcomposé à la voix passive, pour point que je n’oubliasse mes lettres ni n’écorchasse mon œuvre de traducteur.